lundi 10 juin 2013

Les deux raisons de la pensée chinoise de Léon Vandermeersch


Les deux raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie
 
Présentation de l'éditeur :

Selon Léon Vandermeersch, l’idéographie chinoise a été inventée, au XIIIe siècle avant notre ère, pour noter non des discours, mais des divinations. Ce système de notation d’équations divinatoires s’est transformé au cours d'un demi-millénaire en une langue graphique restée relativement indépendante de la langue parlée. Ce n’est qu’au VIIIe siècle de notre ère qu’une écriture (idéographique) de la langue parlée a été extraite de cette langue graphique.
À l’appui de cette thèse, l'auteur étudie l’invention chinoise des équations divinatoires, étude jamais entreprise auparavant, la divination pratiquée au néolithique chinois ayant été abondamment décrite, mais sans être autrement étudiée. Cette étude met aussi en évidence la pénétration d’un rationalisme divinatoire au plus profond de la culture chinoise historique, marquée de «raison manticologique» au lieu de la raison théologique.
Léon Vandermeersch laisse ouverte la question de savoir si, après une dramatique occidentalisation à marche forcée à partir des guerres de l'Opium, la Chine d'aujourd'hui pourrait redécouvrir la fécondité de sa propre culture, pas encore remise d'avoir subi, après le mépris des modernistes de l'entre-deux-guerres, un complet écrasement sous le totalitarisme maoïste.

Source : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Sciences-humaines/Les-deux-raisons-de-la-pensee-chinoise



Article du Monde

Omoplates de mouton et avenir de la Chine


Au premier regard, rien ne permet d'entrevoir les relations que peuvent entretenir de vieilles omoplates de mouton avec l'avenir de la société chinoise. Pourtant, ce lien pour le moins inattendu devient lumineux à la lecture du très savant ouvrage de Léon Vandermeersch. Ce grand connaisseur de l'histoire et de la culture chinoises appartient au cercle très étroit des vrais connaisseurs de la protohistoire de l'empire du Milieu. L'ouvrage qu'il publie aujourd'hui, à 85 ans, Les Deux Raisons de la pensée chinoises, aboutissement d'une longue vie de recherches et de réflexions, est aussi surprenant que passionnant : il bouscule, voire bouleverse, nombre d'idées reçues.

Première thèse : l'écriture serait née, en Chine, des techniques divinatoires. Pour prédire l'avenir, les chamans observaient, dans les restes calcinés des sacrifices, les éclats des os, en particulier ceux des omoplates de porc ou de mouton. Leur technique s'affinant, un poinçon chauffé fut appliqué sur l'os, afin de scruter le dessin des craquelures ainsi provoquées. La singularité chinoise, selon Léon Vandermeersch, fut d'élaborer, à partir de collections de milliers d'omoplates, conservées et annotées, des "équations divinatoires". Ces formules abstraites ont donné naissance aux premiers idéogrammes.

Deuxième thèse : cette "écriture graphique" s'est développée de manière autonome sans relation avec la langue parlée ! Elle n'a rejoint la parole, pour la retranscrire partiellement, que dans une étape ultérieure. Voilà une affirmation très surprenante, riche d'enseignements et d'interrogations, car les linguistes écartent généralement l'idée qu'une écriture puisse être dépourvue de tout lien originaire à l'oralité. Le sinologue accumule ici les preuves qu'une évolution toute différente a existé. Dans cette singularité s'enracinent, selon lui, les spécificités de la pensée chinoise, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours – spontanément "structuraliste", elle met l'accent sur les "corrélations" plutôt que sur les "causes", sur le Ciel "qui ne s'exprime pas" plutôt que sur le verbe créateur.

"SOCIALISME SINISÉ"
Troisième thèse : on doit considérer comme encore vivace le lien profond qui unit cette histoire antique et méconnue avec les caractéristiques de la civilisation chinoise et avec son développement futur. A terme, il serait possible que la Chine, post-occidentale et post-marxiste, invente un "socialisme sinisé", puisant aux sources de "l'humanisme confucéen, l'écologie taoïste, la compassion bouddhiste".
On aura compris que ce grand livre ne peut se schématiser en quelques lignes. Bien qu'il couvre seulement 200 pages, ce travail impressionnant condense une foule de données archéologiques, d'informations érudites sur les pratiques rituelles et les textes. En outre, Léon Vandermeersch ne cesse de mettre ce savoir en perspective, en replaçant constamment les faits dans des configurations de plus en plus vastes. Si le périple est ardu, parfois aride, le lecteur tenace sera vite récompensé de ses efforts par la découverte de quantité de questions et pistes de réflexion inédites. S'y conjuguent histoire ancienne et contemporaine, linguistique et philosophie, Europe et Asie, d'une manière éminemment puissante et rare.

Les Deux Raisons de la pensée chinoise. Divination et idéographie, de Léon Vandermeersch, Gallimard, "Bibliothèque des sciences humaines", 206 p., 19,50 €.



Philosophie magazine n° 70, 30 mai 2013. Philippe Nassif

Et si la singularité de la pensée chinoise était due aux origines chamaniques, préservées mais rationalisées, de l’écriture idéographique? Fort d’une longue vie de recherche, le grand sinologue Léon Vandermeersch signe à 85 ans un essai bref et majeur.

1. L’origine divinatoire
La thèse est forte et s’appuie sur le décryptage d’inscriptions oraculaires vieilles de plusieurs millénaires. La différence entre les pensées européenne et chinoise tient à la nature de leurs écritures : non seulement l’une est alphabétique et l’autre idéographique, mais surtout l’origine de l’écriture chinoise, affirme le sinologue, est divinatoire. Les graphies qui composent le lexique chinois découlent de la forme des craquelures qui apparaissaient sur les omoplates de bovidés et les écailles de tortues lorsque les devins y appliquaient un tison brûlant afin d’interroger l’avenir. Ainsi, les graphies ne désignent pas des mots renvoyant à des choses, mais des fonctions, c’est-à-dire des liens logiques entre une situation et une prévision.

2. Manticologie
Si toutes les écritures ont commencé comme des idéographies (ainsi les hiéroglyphes égyptiens), la prolifération des idéogrammes s’est révélée partout immaîtrisable. Sauf en Chine où les scribes ont réussi à rationaliser leur lexique, et donc à se passer d’alphabet. C’est que la Chine a fait de ses chamans des fonctionnaires d’État — suscitant une élite de scribes. Conséquences  : l’origine chamanique de l’écriture suscite une vision non pas théologique - un Dieu qui crée les choses en les nommant — mais « manticologique » (du grec mantikos, divinatoire) — le surnaturel n’est que « le double invisible du naturel visible ». À l’instar des idéogrammes fondés sur les homologies entre phénomènes de différentes dimensions (cosmique ou humaine, par exemple), la surnature est réglée par les lois harmoniques du tao.

3. Une alternative à l’Occident?
La question est posée en conclusion de la perdurance de la pensée chinoise — telle qu’elle s’exprime dans la médecine holiste ou une vision cyclique de l’Histoire — à l’heure de l’occidentalisation de l’empire du Milieu. D’autant plus qu’une tentative d’alphabétisation de l’écriture idéographique a été entreprise à partir de 1919 jusqu’à la fin des années 1970 — finalement interrompue car menacée d’illisibilité. Vandermeersch veut voir dans la vitalité de l’art calligraphique un avenir toujours fécond de la « raison » chinoise. Et qui pourrait susciter l’invention d’un socialisme inédit  : enraciné dans le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme, plutôt que calqué sur un marxisme aux racines indéfectiblement judéo-chrétiennes.



France Culture. L'Essai et la revue du jour. Jacques Munier

C’est une étude qui permet en quelque sorte de « toucher du doigt » le cœur de la différence entre les modes de pensée chinoise et occidentale, à partir d’une analyse des origines de l’écriture chinoise. Contrairement à la plupart des systèmes d’écriture, qui transcrivent des énoncés de la langue parlée, l’écriture chinoise est constituée à l’origine par les éléments d’une langue préscientifique, les protocoles d’opérations de divination, un système postérieur de plus de deux mille ans à celui des Sumériens apparu vers 3400 avant notre ère, mais qui se conservera beaucoup plus longtemps. A partir de ces équations divinatoires s’est développée une spéculation qui a pris la place, dans la pensée chinoise, de celle qu’a occupée la théologie dans la culture occidentale. La divination a donc joué dans le monde chinois un rôle comparable à celui des croyances religieuses dans le nôtre, avec des conséquences dans tous les domaines du savoir et des pratiques, comme le montre l’auteur à propos des rituels, mais aussi de connaissances scientifiques comme l’astronomie, les mathématiques, la médecine et même l’histoire.

A l’origine, il y a donc cette forme de pensée magique liée à l’art de la divination, qui recherche plutôt des correspondances entre les phénomènes naturels que des relations de cause à effet entre l’ordre naturel et un ordre surnaturel censé le gouverner. Cette différence de départ se traduira en termes de visions du monde par la différence qui oppose ce que différents auteurs ont appelé la « pensée corrélative »  à celle de la causalité que nous connaissons en Occident. Léon Vandermeersch montre comment on est passé des configurations graphiques obtenues sur les supports divinatoires, os ou écaille, aux graphies de ces équations, pour former une écriture idéographique restée longtemps indépendante de la langue parlée, et qui n’avait pas la même fonction. Ce n’est qu’au VIIIe siècle de notre ère qu’à partir de cette langue graphique on a constitué une écriture transcrivant la langue parlée. Laquelle a bénéficié du prestige quasi magique de cette origine divinatoire, donnant à la calligraphie chinoise une importance et une prégnance culturelle sans équivalent. Il aura fallu pour que cette opération ait lieu, pour que la langue chinoise restée si longtemps sans écriture finisse par en adopter une, que s’exerce l’influence de l’écriture indienne à travers le bouddhisme parvenu en Chine. Encore l’ancienne langue graphique, toute auréolée de sa performativité magique et divinatoire, s’est-elle conservée pendant des siècles à côté et en relation constante avec la dite « littérature de langue parlée » et sa nouvelle calligraphie qui n’était destinée qu’aux genres mineurs, la littérature d’idées ou la poésie traditionnelle restant transcrites dans l’ancienne langue graphique. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que sous l’effet d’une première « révolution culturelle », celle du dénommé « Mouvement du 9 mai 1919 » de tendance radicalement moderniste et tourné vers l’Occident, elle perdra toute espèce d’autorité pour disparaître en quelques décennies.

Le type de pensée qu’induit la langue graphique de la divination provient du chamanisme, présent en Chine depuis la nuit des temps. Dans cette vision du monde, le surnaturel que les religions occidentales hypostasient en entités divines est au contraire représenté comme le double invisible de la nature visible, qui la gouverne par le truchement d’une force magique que la divination est censée manipuler. Selon l’auteur, les chamanes des hautes époques protochinoises seraient devenus les devins du temps des inscriptions oraculaires, sous l’effet d’un effort de rationalisation des croyances magiques, un peu comme les prêtres des grandes religions ont tenté de rationaliser la foi dans la théologie. Ce qui a favorisé cette évolution unique dans le monde chamanique, c’est l’émergence de l’Etat, qui a fait des anciens chamanes des sortes de clercs dépositaires exclusifs de la communication entre les mondes, préfigurant dans la protohistoire chinoise ce que seront les lettrés dans la Chine impériale.

Pour Léon Vandermeersch, la pensée corrélative chinoise est – je cite « une pensée structuraliste qui explique les choses par l’apparentement de leur structure », ce qui serait la marque de la raison divinatoire. Elle fonctionnerait sur le modèle des relations de parenté, ce qui fait signe à nouveau vers le structuralisme. C’est ainsi que les 5 éléments – le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau – entretiennent des relations, tout comme le yin et le yang, de parallélisme et de parenté entre eux et avec tous les autres, de même que les différents organes dans la médecine chinoise. Ces structures sont conçues comme naturellement dynamiques. « La permanence de leur substance – ajoute-t-il – n’est que relative à leur transformations, au lieu que, chez Aristote, ce sont les changements qui sont relatifs à la permanence de la substance ». Il y a une sorte de « résonnance mutuelle de tous les phénomènes les uns avec les autres, laquelle, au lieu de l’enchaînement dans le temps des causes et des effets, maintient à chaque instant les dix mille êtres pour ainsi dire sur la même longueur d’onde ». En matière d’histoire, si c’est le genre du récit qui en a ordonné en Occident la connaissance, lequel genre fait ressortir l’enchaînement des causes et des effets, l’historiographie chinoise fera plutôt apparaître les similitudes entre les différentes strates événementielles déposées les unes sur les autres. Pas d’histoire orientée, pas de raison dans l’histoire qui se dévoilerait progressivement et se réaliserait selon un plan plus ou moins providentiel et donc une vision de l’histoire qui exclut l’idée de progrès.

Source : http://www.franceculture.fr/emission-l-essai-et-la-revue-du-jour-les-deux-raisons-de-la-pensee-chinoise-la-quinzaine-litteraire-


Interview sur France Culture par François Noudelmann dans l'émission "le journal de la philosophie" du 06 05 2013 :
http://www.franceculture.fr/emission-le-journal-de-la-philosophie-les-deux-raisons-de-la-pensee-chinoise-2013-05-06


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