mardi 17 septembre 2013

Léon Vandermeersch: "Des écailles de tortue qui racontent l'univers"

Article de l'Express 07/2006


Par propos recueillis par Sylvaine Pasquier et, publié le


L'écriture chinoise vient du fond des âges, mais elle est toujours en usage. Elle est la seule au monde à avoir ainsi traversé les millénaires. Jadis, dans l'empire antique, cette «langue graphique», indépendante des sons et donnant directement accès au sens, était l'unique moyen d'entendement entre des peuples qui parlaient des dialectes et des langues différents. Comment s'est-elle formée? Pour le sinologue Léon Vandermeersch, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, pas de doute, elle est née de la divination. Il le raconte ici: des premiers tracés aux calligraphies d'aujourd'hui, cette écriture fut un instrument de révélation du monde

Les origines de l'écriture, en Chine, sont associées à des figures légendaires: Fuxi, roi mythique, inventeur des trigrammes du Yijing, ou encore Huangdi, le premier empereur, dont un ministre, Can Jie, aurait créé les caractères en observant les traces de pattes d'oiseau? Qu'en disent les historiens?

Mieux vaut ne pas prendre la mythologie trop à la lettre. On a retrouvé, inscrites sur des poteries au moins depuis le Ve millénaire avant notre ère, des marques graphiques de toutes sortes. Mais leur emploi ne signifie pas qu'il y ait écriture. C'est seulement à Anyang (Henan) que l'on a découvert un système élaboré de graphies qui fonctionnent comme des signes linguistiques articulés. Le fait que ces inscriptions dites "oraculaires" figurent sur des omoplates de bovidé et des écailles de tortue atteste les origines divinatoires de l'idéographie chinoise - car ces supports étaient utilisés par les devins pour pratiquer la scapulomancie.

C'est-à-dire?

Cette technique, qui a cours en Chine depuis le Ve ou le IVe millénaire avant notre ère, consiste à appliquer un tison brûlant sur une plaque d'os ou d'écaille, ce qui provoque, sur l'autre face, des craquelures interprétées comme des signes oraculaires que la science des devins permet de déchiffrer. Appuyée sur celle-ci, la technique s'est peu à peu perfectionnée. D'abord, aux endroits destinés au tison, on a pratiqué de petites cavités, amincissant l'os pour obtenir au verso des stigmates plus nets. Puis on a substitué des écailles de tortue aux omoplates de bovidé. Enfin, la préparation des cavités a gagné en précision. Elles ont été creusées avec soin en sillons recoupant des arrondis, afin de provoquer des craquelures stéréotypées en forme de T couché, susceptibles de six ou sept variantes, pas plus.

Mais pourquoi la tortue?

Sa carapace dorsale est le modèle réduit du Ciel. Les divisions qu'elle porte figurent les palais célestes; son plastron ventral est plat comme la Terre. "Au-dessous, elle est l'ombre du yin et, au-dessus, elle fait face au yang", écrivait le grand naturaliste Li Shiz hen (1518-1593). On interroge la tortue pour découvrir le mouvement des forces cosmiques, un peu comme aujourd'hui on cherche, à l'aide de sismographes, à savoir comment opèrent les tremblements de terre.

Comment la brûlure d'un tison peut-elle aboutir à la naissance de l'écriture?

Les six ou sept variantes standardisées de cra-quelures ont été associées à une signification déterminée. Chacune, par opposition aux autres, devenait ainsi, en quelque sorte, le mot d'une langue graphique élémentaire réduite au vocabulaire oraculaire de base: faste, très faste, néfaste, très néfaste, ni faste ni néfaste. C'est l'idée d'extrapoler cette sémantique à d'autres figures, alors incisées sur l'écaille, qui a provoqué l'invention de l'écriture sous la forme d'une langue idéographique. Celle-ci sera d'abord exclusivement consacrée à des annotations explicatives complétant les craquelures divinatoires.Partant d'un quasi-mot graphique - obtenu grâce à l'extraordinaire sophistication de la scapulomancie à la fin du IIe millénaire -, le développement de l'écriture s'est poursuivi sous l'empire de ce que j'appelle le rationalisme divinatoire. Une démarche méthodique, contrôlée par la logique. Jumelle du chinois parlé de l'époque qu'utilisaient les devins, cette langue graphique s'en distingue cependant, car elle a subi une profonde restructuration lexicale - par la création systématique de plus en plus poussée des graphies constituant son vocabulaire.

Pourquoi les Chinois ne sont-ils pas passés au système alphabétique?

Toutes les écritures ont commencé comme des idéographies. Mais ailleurs qu'en Chine, très vite, l'impossibilité de maîtriser la prolifération des idéogrammes a conduit à l'adoption de signes représentant des sons (phonèmes), en nombre limité, plutôt que des mots, par définition innombrables. Si les scribes chinois, seuls, n'ont pas ressenti cette nécessité, c'est qu'ils ont réussi à rationaliser la fabrication des idéogrammes de façon à la maîtriser parfaitement. Le plus ancien dictionnaire chinois, le Shuowen jiezi, établi par Xu Shen (58-147), recense 9 000 graphies environ, et les dictionnaires les plus récents, jusqu'à 60 000. Mais toutes sont construites à partir de quelques dizaines seulement de composants distincts.

La langue écrite est-elle restée autonome par rapport à la langue parlée?

Jumelles, elles partagent bien sûr des caracté-ristiques communes qui sont celles du chinois. Elles se sont influencées mutuellement, tout en restant chacune assez autonome pour que le passage de l'une à l'autre nécessite une véritable opération de traduction. Un bel exemple d'appui de la langue graphique sur la langue parlée est ce qu'on appelle les "emprunts". Au lieu de créer un signe pour un mot difficile à représenter, les scribes ont réutilisé la graphie d'un autre mot qui se prononçait de la même façon. Ainsi en est-il des points cardinaux. Le nord, qui se dit "bei", s'écrit à l'aide d'un pictogramme signifiant "se tourner le dos" - qui était sans doute son homophone dès les débuts de l'écriture.

Quelles sont les conséquences de l'origine particulière de l'écriture?

Il y en a plusieurs: d'abord, l'influence pro-fonde du rationalisme divinatoire sur toute la pensée chinoise. Ensuite, le fait que l'écriture, longtemps restée sous la maîtrise exclusive des scribes-devins, n'a alors servi qu'à des usages administratifs officiels. Il faudra attendre Confucius (551-479 av. J.-C.) pour qu'elle soit détournée par des auteurs à d'autres fins. Enfin, la conception chinoise de l'histoire demeure caractérisée par la filiation, dans la Chine ancienne, de cette discipline à la divination. Désignant à l'origine la fonction des devins-scribes devenus annalistes, le même mot, shi, finira par signifier "histoire". En effet, tous les faits et gestes du souverain et de ses fondés de pouvoir faisant l'objet de divination, la conservation systématique de ces archives représentait ipso facto celle des actes d'un règne. Ainsi, de cette dimension implicite est née une forme d'histoire agencée non en récit, mais en livre-journal tenu de façon chronologique, selon l'ordre des divinations, par jours, décades, lunaisons, saisons et années. D'où la prévalence d'une philosophie de l'histoire nourrie de cosmologie où compte surtout la dynamique du cours des choses commandé par le yin et le yang, l'influence successive des cinq éléments, les transformations figurées par les mutations des hexagrammes du Yijing.

L'écriture était-elle un instrument au service du pouvoir?

Bien sûr. C'est à travers son unification que s'est réalisée celle de l'empire. Ses créateurs, les devins-scribes au service de l'Etat, l'utilisent, nous l'avons vu, pour tenir les annales officielles. Ce faisant, ils sont en butte à la fureur de ceux dont ils consignent les méfaits. En 548, le grand officier Cui Shu fait mettre à mort, successivement, trois d'entre eux qui, l'un après l'autre, enregistrent qu'il a assassiné son seigneur. Ajoutons que la Chine ancienne attache une importance consi-dérable à la procédure écrite. Au temps de l'empire, dès la dynastie Han, le premier critère de recrutement des fonctionnaires est la connaissance de la langue écrite. Celle-ci, à la différence de la langue parlée, tenue pour triviale, garde de ses origines divinatoires un aspect transcendant. L'écriture est un instrument de révélation de la véritable nature des choses.

Plus encore qu'un vecteur de création individuelle?

En tout cas, elle impose un mode d'expression parfaitement impersonnel, contraire à l'idéal de création personnelle que l'on recherche en Occident. Cependant, plus forte est la personnalité de l'auteur chinois, mieux elle est révélée, paradoxalement, par cette forme contraignante. Cela vaut pour la calligraphie, où plus le lettré s'abstrait lui-même, happé par le sens des signes qu'il trace, plus se trahit sa propre vision du monde. C'est pourquoi la calligraphie est considérée en Chine comme le plus sublime des arts plastiques. Ailleurs, ce n'est qu'un art mineur, excepté dans le monde arabe, où elle reste malgré tout confinée, me semble-t-il, à un rôle d'ordre ornemental, car elle joue uniquement sur les lettres d'un alphabet. Le calligraphe chinois, lui, dispose de toute la richesse sémantique d'une idéographie dans laquelle se projette la totalité de l'univers du sens.

A quel moment la calligraphie apparaît-elle?

A la fin de l'époque Han, quinze siècles après l'invention de l'écriture. Aussi élégants soient-ils, les styles des anciens scribes qui gravaient sur os ou sur écaille étaient dépourvus de cette recherche esthétique sur la plastique du tracé qui est le propre de la calligraphie chinoise classique. Celle-ci ne commence qu'après l'invention du papier (mais la soie lui convient aussi) et surtout grâce au perfectionnement du pinceau. Il en existait déjà une forme rudimentaire sous les Yin, servant à repasser parfois de couleur rouge les caractères gravés. Il faut attendre le premier siècle avant notre ère pour qu'apparaisse le pinceau tel qu'il est aujourd'hui, fabriqué en insérant dans un cylindre de bambou une touffe de poils bien calibrés. Cet instrument se prête à tous les jeux de l'encre et de l'eau spécifiques à l'art chinois de l'écriture.

Plus de 2000 calligraphes ont laissé leur nom à la postérité?

Chaque époque a eu ses gloires. Mais le prince des calligraphes, le plus célèbre de tous, est Wang Xizhi (306-361), qui a porté son art au sommet de la perfection classique. Sous les Tang, l'empereur Taizong exigea que toutes les ?uvres originales de Wang Xizhi soient versées dans ses collections privées. Aujourd'hui, la plupart ne nous sont connues que par des copies, très fidèles car l'original était gravé sur stèle. Certaines compositions en cursive folle de Zhang Xu (655-v. 747) sont illisibles, y compris pour le plus fin des lettrés. Mais, même en ce cas, on ressent la force d'une expression enracinée dans une sémantique du monde qui n'existe pas ailleurs.

La peinture à l'encre et à l'eau est-elle aussi codifiée que la calligraphie dont elle est née?

A coup sûr. C'est un art à la fois graphique et très intellectuel. Ce qu'il faut rechercher, lit-on dans nombre de traités, c'est le sens et non pas la figuration. Ne vous souciez pas de savoir si la montagne que vous peignez ressemble à une vraie. Le plus important, c'est qu'elle ait le sens de la montagne réelle. L'aboutissement suprême, en peinture à l'encre comme en calligraphie, c'est le "coup de pinceau qui en une fois génère le trait".

Dans les années 1960, le régime communiste a entrepris une réforme de l'écriture. Conséquences?

Il s'agissait d'une simplification radicale, avec l'objectif de parvenir, à terme, à la romanisation, autrement dit à l'abandon des caractères chinois - dont la connaissance est la seule voie d'accès aux classiques. Grâce au ciel, un coup d'arrêt a été donné à la quatrième étape du processus, alors qu'une cinquième était prévue. Là-dessus est intervenu le développement de l'informatique, et plus personne n'a songé à ce projet funeste. Car les ordinateurs se sont pliés sans la moindre difficulté aux caractères chinois, même non simplifiés. Reste qu'à force de ne plus les saisir qu'électroniquement on en perd la mémoire pour soi - qui se décharge sur celle des machines.




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